20
— Apollonidès se croyait si malin quand il a creusé ce bassin à l’intérieur de la cité et qu’il l’a rempli d’eau. Il s’attendait à ce que Trébonius perce un tunnel sous la section de la muraille la plus proche de la porte de la cité. Comme toi et moi le savons trop bien, il avait parfaitement raison.
Davus et moi, nous avions trouvé un endroit un peu à l’écart de la foule qui se pressait sur la place principale du marché de Massilia. Nous n’étions qu’à quelques pas du bassin d’où nous étions sortis – il y avait des années, me semblait-il.
Le jour avait commencé à décliner. Le soleil se couchait dans le ciel sans nuages, projetant de longues ombres. Des spectateurs gémissaient et s’arrachaient les cheveux. Certains, la tête baissée, pleuraient. D’autres gardaient un silence glacial. D’autres encore, abasourdis par cette nouvelle catastrophe, avaient les yeux écarquillés et la bouche grande ouverte : ils ne parvenaient pas à y croire.
Un cordon de soldats empêchait la foule de s’approcher des soldats du génie qui travaillaient comme des forcenés. Un passage fut dégagé pour les troupes d’archers et les équipes de terrassiers qui ne cessaient d’affluer par centaines, de tous les coins de la ville. On les envoyait prendre des ordres auprès des officiers ; on dirigeait les archers vers les tours fortifiées les plus proches où ils montaient les escaliers quatre à quatre pour prendre leur poste sur les remparts déjà noirs de monde.
Du bassin, il ne restait qu’un grand marécage plein de boue, dans lequel piétinaient les soldats et leurs aides, qui se passaient de main en main toutes sortes de débris afin de combler la brèche béante.
Là où la plate-forme du rempart s’était affaissée, un homme, à condition d’avoir de grandes jambes et de la chance, aurait pu franchir d’un bond le vide. Juste au-dessous, la brèche s’élargissait de façon spectaculaire jusqu’à la base du mur.
Pas besoin d’être Vitruvius pour comprendre ce qui s’était passé : avec le temps, le tunnel, inondé sous la muraille, était devenu une poche remplie d’eau. D’un seul coup, cette poche s’était crevée et avait englouti les fondations. Aussi une section considérable du haut de la muraille s’était-elle effondrée. Une bonne partie des débris s’était accumulée dans cette poche, si bien qu’on ne voyait plus qu’un tas de gravats à peine plus grand qu’un homme.
Une brèche dans les murailles d’une ville assiégée est un désastre. Dès qu’elle apparaît, elle risque de s’agrandir. Et alors, on ne peut plus la défendre. Si les forces de l’assiégeant sont assez nombreuses – et celles de Trébonius l’étaient –, une ville assiégée doit finir par capituler.
Comble d’ironie, à Massilia, la brèche n’avait pas été provoquée par les assiégeants. Si, après l’inondation, Apollonidès avait vidé le bassin et bouché l’entrée du tunnel, l’eau n’aurait pas détruit les fondations. Au contraire, il avait demandé qu’on remplisse le bassin jour après jour, car le niveau de l’eau ne cessait de baisser. Lui et ses soldats du génie étaient responsables de la catastrophe.
Pour y remédier, Apollonidès avait décidé de combler la brèche aussi vite que possible. Tandis que les soldats du génie et leurs aides entassaient les décombres, sur la muraille, les archers étaient prêts à les protéger en cas d’attaque. Jusqu’à présent, l’ennemi n’avait tenté aucun assaut, peut-être parce qu’Apollonidès avait hissé un drapeau blanc sur les remparts, montrant ainsi qu’il était prêt à parlementer.
Davus me tira par le coude et me signala deux silhouettes qui avaient émergé de la masse de soldats rassemblés autour de la brèche et se dirigeaient vers nous. C’était le premier magistrat suprême en personne et son gendre. Tous deux étaient armés de pied en cap, couverts de boue jusqu’à la taille, et de poussière blanche sur le buste. Apparemment, Apollonidès souhaitait examiner la brèche de plus loin. Il alla jusqu’au cordon de soldats, tout près de nous, avant de s’arrêter et de se retourner. Zénon le suivait en le harcelant.
— Nous ne pourrons jamais combler la brèche, remarqua Zénon, nous n’avons pas de matériaux assez solides pour résister à un bélier. C’est impossible. Si Trébonius lance un assaut de grande envergure…
— C’est hors de question tant que flottera le drapeau blanc ! rétorqua sèchement Apollonidès. Jusqu’ici, Trébonius n’a pas bougé.
— Pourquoi devrait-il se hâter ? Il peut préparer une attaque demain ou après-demain. La brèche ne va pas disparaître par miracle.
— C’est une brèche assez étroite pour qu’on puisse la défendre.
Apollonidès parlait en serrant les dents. Il avait le regard rivé sur tous les gens qui s’affairaient au pied de la muraille et il refusait de se tourner vers Zénon.
— Même si Trébonius alignait toute son armée, il ne parviendrait jamais à faire passer assez d’hommes par là pour s’emparer de la porte. Nos archers les prendraient pour cibles et les abattraient l’un après l’autre jusqu’à ce que la mare soit remplie de cadavres. Les Romains qui franchiraient la brèche et passeraient par dessus la barrière de débris seraient piégés dans la boue, comme des mouches dans le miel, et nos archers n’auraient aucun mal à les tuer.
— Et si la brèche s’agrandit ?
— C’est impossible.
— Pourquoi ? Certains blocs en surplomb de chaque côté semblent prêts à tomber d’un moment à l’autre.
— Les soldats du génie vont étayer les parties endommagées. Ils connaissent leur métier.
— Tout comme ils savaient ce qu’ils faisaient quand ils ont rempli le bassin ?
Apollonidès contracta la mâchoire sans un mot.
— Et que se passera-t-il si Trébonius amène un bélier ? insista Zénon. Les bords de la muraille s’effriteront en mille morceaux.
— Je ne les laisserai pas approcher.
— Et comment pourras-tu les en empêcher ? questionna Zénon d’un ton railleur.
— Tu verras, mon gendre, repartit Apollonidès en se tournant enfin pour croiser son regard.
— Que veux-tu dire ?
Apollonidès sourit. Il se lécha un doigt et le leva en l’air.
— Voilà un vent fort qui se lève. Il souffle du sud, Artémis soit louée ! Il nous sera utile.
— Comment ?
— Le vent propage le feu. Le feu brûle le bois. Et en quoi sont construits les fortifications, les tours et les béliers des Romains, sinon en bois ?
— Qu’est-ce que tu mijotes ? demanda Zénon d’une voix entrecoupée.
— Pourquoi devrais-je te le dire, mon gendre ? Si ça ne tenait qu’à toi, nous nous serions rendus et nous aurions ouvert tout grand les portes, il y a belle lurette. Je te soupçonne plus ou moins d’espionner au profit des Romains, vu la façon dont tu me conseilles toujours de livrer la ville à César.
— Comment oses-tu dire cela ! J’ai combattu les Romains aussi courageusement que n’importe quel Massiliote.
— Et pourtant tu as réussi à revenir vivant hier, alors que tant d’autres ont péri.
Zénon blêmit de rage. Il était à deux doigts de frapper son beau-père, mais il garda les poings serrés.
— Nous avons hissé un drapeau blanc pour parlementer. Trébonius l’a respecté. Tant que flottera ce drapeau, tu ne peux pas envoyer des hommes mettre le feu aux ouvrages des Romains. César ne pardonnerait jamais une telle traîtrise.
— À ton avis, pourquoi ai-je posté tous les archers sur les remparts ? demanda Apollonidès. Pour protéger les soldats du génie qui réparent la brèche contre une attaque des Romains, bien sûr ; mais avec leurs flèches, ils assureront à nos combattants une couverture quand ils attaqueront les ouvrages de campagne des Romains.
— C’est de la folie, beau-père ! Le siège est terminé. César en personne arrivera d’un jour à l’autre maintenant…
Je dressai l’oreille. C’était une information nouvelle.
— Ce n’est pas une certitude, répliqua Apollonidès. C’est une simple rumeur…
— Lucius Nasidius me l’a affirmé à bord de son navire, hier. Le commandant de la flotte de Pompée…
— Une flotte qui est partie sans avoir eu une seule perte ! Une flotte de lâches, avec un lâche comme commandant !
— César a déjà pris la mer pour revenir d’Espagne, m’a confié Nasidius. Ce sont nos propres soldats qui lui ont appris la nouvelle, ceux qui sont en garnison à Taurois, où les navires de Pompée ont jeté l’ancre pour la nuit. César a vaincu ses légions en Espagne et enrôlé les survivants dans sa propre armée. Il cingle vers Massilia toutes voiles dehors avec de nombreuses troupes. Nous ne pouvons absolument pas lui résister. Tout est fini, beau-père.
— Tais-toi ! Tu veux que la populace t’entende et aille répandre ces rumeurs insensées ?
Apollonidès regarda par-dessus son épaule et me découvrit dans la foule. L’espace d’un instant, il eut l’air interdit, puis il cria aux soldats les plus proches de lui, en nous montrant du doigt :
— Amenez-moi ces deux hommes !
On nous saisit brutalement, Davus et moi, et on nous poussa devant Apollonidès.
— Gordianus ! Que fais-tu à traîner ici ? Tu écoutes une conversation d’une oreille indiscrète ? Tu es un espion, n’est-ce pas ? De connivence avec mon espion de gendre, sans aucun doute.
Zénon trembla de colère.
— J’écoute peut-être d’une oreille indiscrète, premier magistrat suprême, mais je ne suis pas un espion, dis-je en défroissant ma tunique là où les soldats m’avaient empoigné.
— Je devrais vous faire décapiter sur-le-champ, toi et ton gendre, comme ces pillards chez le bouc émissaire, puis catapulter vos têtes à Trébonius par-dessus la muraille !
— Ne sois pas stupide, beau-père ! protesta Zénon. Cet homme est un citoyen romain, qui connaît César en personne, et la clémence de celui-ci est le seul espoir qui nous reste ! Même si cet homme est un espion, ce serait une erreur de le tuer maintenant et de se glorifier de sa mort. Tu ne ferais qu’offenser César.
— César, je m’en moque. Regarde, voici nos troupes d’assaut.
Une phalange déboucha sur la place du marché au pas cadencé ; tous les soldats en tenue de combat étaient armés d’épées et de piques, et portaient des torches et des boules de poix. Les flammes de leurs torches s’agitaient dans le vent qui se levait.
— Beau-père, ne fais pas cela, insista Zénon en secouant la tête. Pas tant que flotte un drapeau pour parlementer. Pas avant que Trébonius ne puisse envoyer un officier pour négocier.
— Il n’y a rien à négocier.
Apollonidès s’éloigna de nous pour s’adresser à la phalange, qui remplissait maintenant la place du marché en rangs serrés. Sa voix résonnait, sa présence fascinait les soldats alors qu’il allait et venait à grandes enjambées et que sa cape bleue claquait au vent.
— Valeureux soldats de Massilia ! Depuis de longs mois, nous subissons les humiliations et les privations que nous a injustement infligées un parvenu romain, un renégat criminel, en assiégeant cette fière cité. Contre son propre peuple, il a fait ce que même Hannibal n’a pu faire : il a conquis la ville de Rome et envoyé le Sénat en exil. Puis, pour aggraver ses crimes, il a osé remplacer cet ancien corps constitué par ses propres imposteurs soigneusement choisis, si bien que ce prétendu Sénat a approuvé par un vote les actions qu’il a entreprises et les a déclarées légales. Tant qu’il sera vainqueur, il n’y aura plus de liberté à Rome. S’il le peut, il nous dépouillera aussi de notre liberté ! Mais il ne triomphera pas. Avec le vrai Sénat de Rome et toutes les provinces de l’Est unies contre lui, il ne peut espérer gagner à long terme. Nous, à Massilia, avons eu l’infortune d’être les premières victimes, car nous nous sommes trouvés sur le chemin de ses folles ambitions.
« Devant vous, vous voyez une brèche dans les murailles qui protègent notre cité depuis des centaines d’années. Certains parlent de catastrophe. Pour moi, c’est une chance qui nous est offerte, car nous avons enfin l’occasion de nous venger. Ceux qui nous attaquent ne profiteront pas de la brèche, mais nous, nous l’utiliserons ! Nous allons foncer sur nos ennemis et les surprendre. Nous allons brûler et détruire leur dispositif. Leurs béliers flamberont comme du bois de chauffage, leurs fortifications deviendront des ponts de flammes, leurs tours des feux de joie. De cette façon, nous avertirons leur chef renégat qu’il doit garder ses distances.
« Postés sur les murs, les archers vous protégeront. Mais surtout, votre bouclier le plus efficace sera la légitimité de votre cause. Ce que vous faites aujourd’hui, c’est pour Massilia, pour vos ancêtres qui ont fondé cette fière cité il y a plus de cinq cents ans ; pour ceux qui, génération après génération, ont préservé sa liberté, sa force et son indépendance en combattant les Gaulois, Carthage, Rome même ; pour Artémis qui, sous la forme du xoanon, est descendue des cieux et a traversé la mer avec nos ancêtres. Son arc à la main, elle surveille la cité et vous observe. Ceux qui tombent, elle les accueille dans ses bras avec amour. Ceux qui fièrement restent debout, elle les comble de gloire.
« En avant ! Ne vous retournez pas tant que le moindre morceau de bois de l’autre côté de ces murailles n’aura pas été dévoré par les flammes !
Les hommes poussèrent un grand hourra. Même la foule désespérée des spectateurs sembla reprendre courage. À côté de nous, Zénon baissait la tête.
Les soldats du génie s’écartèrent de la brèche. Pour faciliter le passage des troupes d’assaut, on avait disposé des planches sur la mare boueuse et les décombres. Les soldats s’y engouffrèrent en poussant des cris guerriers et en brandissant leurs torches.
Tandis que la nuit tombait, le ciel au-delà du mur s’éclairait. Une lueur rouge provenait des ouvrages incendiés. Depuis les remparts, les archers ne cessaient de tirer avec leurs arcs, encochant flèche après flèche, dont la tige vibrait en fendant l’air. Au-delà des murailles, la bataille se déroulait dans un fracas épouvantable. De temps en temps, on entendait un grondement suivi de cris, quand un ouvrage en feu s’effondrait.
Apollonidès monta sur les remparts pour observer l’assaut. Il allait et venait, les bras croisés. Parfois, il faisait un signe de tête approbateur ou donnait un ordre.
Zénon resta au pied de la muraille. Lui aussi déambulait, mais sans un mot. L’air sombre, il regardait la brèche, les remparts, ou la foule qui grouillait sur la place.
On semblait nous avoir oubliés, Davus et moi. Enfin, Apollonidès redescendit et avança vers nous, bien droit, la tête haute. Je regardai le ciel. La lune s’était levée. Du côté de la mer, le ciel noir était pailleté d’étoiles à peine visibles. Au-dessus de la brèche, il était embrasé. Apparemment, l’assaut avait été un succès.
Qui pouvait dire ce qui se passerait dans les heures à venir ? Apollonidès semblait capable de tout, même de décapiter deux infortunés Romains, bien que Zénon m’eût défendu avec beaucoup de courage.
D’ailleurs, pourquoi avait-il agi ainsi ? Était-il vraiment un espion à la solde de César, comme l’avait suggéré d’un ton sarcastique son beau-père, ou simplement pragmatique ? La conquête de César lui apparaissait-elle inéluctable ? Et comment Zénon avait-il su que je connaissais César ? Je ne lui avais parlé qu’une fois, et, au début de la conversation, il semblait n’avoir aucune idée de mon identité…
En raison de l’incertitude dans laquelle je me trouvais, je choisis de sortir la bague et m’avançai vers Zénon. Je n’aurais peut-être plus l’occasion d’être face à lui.
Zénon se retourna et remarqua l’objet que j’avais dans la main. Il resta perplexe un moment, puis sursauta, tout comme la veille au soir. Il vit son beau-père approcher.
— Cache ça.
— Alors, tu reconnais cette bague ? questionnai-je.
— Par Artémis, cache-la avant qu’Apollonidès ne la voie !
— Quelle importance s’il l’apercevait ?
À l’instant même, en plongeant mon regard dans les yeux grands ouverts de Zénon, je connus la réponse. J’aurais dû la connaître depuis le tout début.
Mais c’était trop tard, Apollonidès avait déjà remarqué notre manège. Tandis qu’il s’approchait, son regard alla de Zénon vers la bague. Il sembla tour à tour piqué par la curiosité, puis surpris, et enfin déconcerté.
— Qu’est-ce que ça signifie, Gordianus ? demanda-t-il. Que fais-tu avec la bague de ma fille ?
Le vent traversa ma mince tunique. Je frissonnai malgré la lueur rouge dans le ciel. Maintenant, je comprenais tout. Ou je croyais tout comprendre.